La semaine dernière je suis tombé sur cette vidéo « Comprendre la croissance de la Chine » de Martin Jacques, un économiste anglais spécialiste de l’Asie. C’est une présentation qu’il a faite pour les conférences TED Talks (lien) un « think tank » américain sur la société et son évolution. C’est une des meilleures présentations que j’ai pu entendre sur la Chine, surtout de la part d’un économiste, car il se penche vraiment sur ce que la croissance de l’économie chinoise signifie pour l’Occident en matière d’ajustement culturel.
Or, comme vous le savez peut être, je suis convaincu que comprendre et s’adapter à la culture chinoise sont les clés pour réussir en Chine. C’est un point que je ne répéterai jamais trop à tous mes clients qui me demandent quel est le secret de la réussite en Chine. J’ai donc décidé de republier sa vidéo ici pour vous donner une chance de la regarder. Et au cas où vous n’auriez pas 25 minutes pour voir le speech en entier, j’ai pris la liberté de demander à mon équipe d’ajouter un « executive summary » sous la vidéo.
Le monde est en train de changer à une vitesse véritablement incroyable. (…) Tout d’abord, c’est un énorme pays en voie de développement avec une population d’1,3 milliard d’habitants, qui augmente de 10% par an depuis plus de 30 ans.
Et d’ici dix ans, elle aura la plus grande économie au monde. Jamais auparavant dans l’ère moderne la plus grande économie au monde n’a été celle d’un pays en voie de développement plutôt que celle d’un pays développé. Deuxièmement, pour la première fois de l’ère moderne, la première puissance du monde, et je crois que la Chine va le devenir, ne sera pas occidentale et aura des racines culturelles très différentes.
Je sais bien que c’est une idée très répandue en Occident, que lorsque un pays se modernise, il s’occidentalise. Mais c’est faux. C’est faire l’hypothèse que la modernité est simplement le produit de la compétition, des marchés et de la technologie. C’est faux : l’histoire et la culture sont tout aussi importantes. La Chine n’est pas comme l’Occident, et ne deviendra pas comme l’Occident. Elle restera fondamentalement très différente. Et donc la question cruciale est bien évidemment : comment comprendre la Chine ? Comment essayer de comprendre ce qu’est la Chine ? Et le problème que nous avons actuellement en Occident de manière générale est que l’approche conventionnelle veut qu’on la comprenne de façon occidentale, en utilisant des concepts occidentaux. C’est impossible. J’ai envie de vous proposer trois concepts de base pour essayer de comprendre la Chine, juste pour commencer.
Le premier c’est que la Chine n’est pas vraiment un état-nation.
Voilà donc ce qu’est la Chine : un état-civilisation plutôt qu’un état-nation. Qu’est-ce que ça signifie ? Et bien je pense que cela a toutes sortes de conséquences profondes. Je vais vous en donner deux rapidement. La première c’est que la valeur politique la plus importante pour les Chinois est l’unité, c’est le maintien de la civilisation chinoise. Vous savez, il y a 2000 ans en Europe, on assistait à l’éclatement, la fragmentation de l’Empire romain. Il s’est divisé et l’est resté depuis. La Chine, à la même période, est partie dans la direction diamétralement opposée, assurant douloureusement la cohésion de cette énorme civilisation, de cet état-civilisation.
La deuxième est peut-être plus prosaïque : il s’agit de Hong Kong. Vous vous rappelez de la rétrocession de Hong Kong à la Chine par le Royaume-Uni en 1997 ? Vous vous souvenez peut-être de la proposition constitutionnelle faite par la Chine : un pays, deux systèmes. Et je vous parie que quasiment personne en Occident ne l’a crû. « C’est de la poudre aux yeux. Quand la Chine récupèrera Hong Kong, ça ne se passera pas comme ça. » 13 ans plus tard, le système politique et juridique de Hong Kong est tout aussi différent qu’il l’était en 1997. Nous nous sommes trompés. Et pourquoi ? Parce que nous pensions, assez naturellement, en termes d’état-nation. Pensez à la réunification allemande en 1990. Que s’est-il passé ? En gros, l’Est a été absorbé par l’Ouest. Une nation, un système. C’est ça la mentalité de l’état-nation. Mais il est impossible de diriger un pays comme la Chine, un état-civilisation, sur la base d’une civilisation, un système. Ça ne marche tout simplement pas. En fait la réponse de la Chine à la question de Hong Kong, et ce sera la même à la question de Taiwan, a été une réponse naturelle : une civilisation, plusieurs systèmes.
Laissez-moi vous présenter un autre concept de base pour essayer de comprendre la Chine, et qui est peut-être moins glorieux. Les Chinois ont une conception de la race très très différente de la plupart des autres pays. Saviez-vous que sur 1,3 milliard de Chinois, plus de 90% pensent appartenir à la même race : les Han ? C’est complètement différent des autres pays les plus peuplés au monde. L’Inde, les États-Unis, l’Indonésie, le Brésil : tous sont multiraciaux. Les Chinois ne le ressentent pas pareil. La Chine n’est multiraciale que sur les bords. La question est pourquoi ? Je crois que la raison est, encore une fois, principalement liée à l’état-civilisation. Une histoire d’au moins 2000 ans, une histoire de conquêtes, d’occupation, d’absorption, d’assimilation, etc. a conduit au processus par lequel cette notion des Han a émergé au fil du temps ; nourrie bien sûr par un sentiment grandissant et très fort d’identité culturelle.
Le grand avantage de cette expérience historique c’est que, sans les Han, la Chine ne serait jamais restée unie. L’identité Han a été le ciment qui a maintenu ce pays uni. Le principal inconvénient c’est que les Han ont une conception très faible de la différence culturelle. Ils croient fortement en leur propre supériorité et sont irrespectueux envers les autres. D’où par exemple leur attitude envers les Ouïghours et les Tibétains.
Laissez-moi vous présenter mon troisième concept : l’état chinois. La relation entre l’état et la société en Chine est très différente de celle en Occident. En Occident nous avons beaucoup tendance à penser, du moins ces temps-ci, que l’autorité et la légitimité de l’état sont fonction de la démocratie. Le problème de cette idée c’est que l’état chinois jouit de plus de légitimité et de plus d’autorité parmi les Chinois que cela n’est le cas dans n’importe quel autre pays occidental. La raison à cela est que… en fait je pense qu’il y a deux raisons. Et ça n’a évidemment rien à voir avec la démocratie, parce que selon nos termes les Chinois ne vivent clairement pas en démocratie. Et la raison est tout d’abord parce que l’état en Chine a une particularité : il jouit d’un rôle très spécifique en tant que représentant, incarnation et gardien de la civilisation chinoise, de l’état-civilisation. À tel point que ça en devient presque une sorte de rôle spirituel.
La deuxième raison est que, alors qu’en Europe et en Amérique du Nord le pouvoir de l’état est continuellement remis en question, je veux dire dans la tradition européenne, historiquement contre l’Église, contres d’autres classes de l’aristocratie, contre les marchands et ainsi de suite ; depuis 1000 ans, le pouvoir de l’état chinois n’a pas été contesté. Il n’a eu aucun rival sérieux. Vous voyez donc que la façon dont le pouvoir s’est construit en Chine est très différente de notre expérience dans l’histoire occidentale. D’ailleurs le résultat est que les Chinois ont une vision très différente de l’état. Alors que nous avons tendance à le voir comme un intrus, un étranger, assurément comme un organe dont les pouvoirs doivent être limités ou définis et contraints, les Chinois eux ne le voient pas du tout comme ça. Ils considèrent l’état comme un proche ; pas juste comme un proche en fait, mais comme un membre de la famille ; pas seulement comme un membre de la famille en fait, mais comme le chef de famille, le patriarche de la famille. C’est ça la vision chinoise de l’état, et elle est très, très différente de la nôtre. Elle est ancrée dans la société d’une façon différente de ce à quoi nous sommes habitués en Occident.
Et j’émets l’hypothèse que ce à quoi l’on fait face ici dans le contexte chinois est en fait un nouveau type de paradigme, différent de tout ce que l’on a pu voir par le passé. Sachez que la Chine croit au marché et à l’état. D’ailleurs Adam Smith écrivait déjà à la fin du 18ème siècle : « Le marché chinois est plus grand, plus développé et plus complexe que n’importe quel autre en Europe. » Et à part la période Mao, c’est resté plus ou moins vrai depuis. Mais ceci est combiné à un état très puissant et omniprésent. L’état est partout en Chine : il dirige des entreprises dont la plupart sont encore publiques ; les sociétés privées – quelque soit leur taille – comme Lenovo, dépendent du mécénat de l’état de bien des façons ; les objectifs à atteindre pour l’économie, etc. sont définis par l’état. Et bien sûr l’autorité de l’état s’étend à beaucoup d’autres secteurs. Nous connaissons par exemple la politique de l’enfant unique.
De plus, il existe une très vieille tradition d’état et de gouvernance avisée. Si vous en voulez une illustration, la Grande Muraille en est une. Mais en voici une autre : le Grand Canal, dont les travaux commencèrent au 5ème siècle av. J.-C. et se terminèrent au 7ème siècle de notre ère. Long de 1793 km, il relie Pékin à Hangzhou et Shanghai. Il y a donc une longue histoire de chantiers d’état colossaux en Chine, ce qui aide peut-être à expliquer ce que l’on y voit aujourd’hui, comme le barrage des Trois Gorges, ainsi que de nombreuses autres illustrations de la compétence de l’état en Chine. Voici donc trois concepts fondamentaux pour essayer de comprendre la Chine dans sa différence : l’état civilisation, la notion de race ainsi que la nature de l’état et sa place dans la société.
Et pourtant nous persistons encore, dans l’ensemble, à penser que nous pouvons comprendre la Chine en s’appuyant uniquement sur notre expérience occidentale, en l’observant à travers des yeux d’occidentaux, et en utilisant des concepts occidentaux. Si vous voulez savoir pourquoi nous nous trompons à chaque fois sur la Chine et pourquoi nos prévisions sur l’avenir de la Chine sont fausses, voilà la raison. Malheureusement je crois, je dois l’admettre, que notre attitude vis-à-vis de la Chine provient d’une sorte de mentalité occidentale limitée. C’est un peu de l’arrogance. C’est de l’arrogance car nous pensons que nous sommes les meilleurs, et que par conséquent nous sommes la référence universelle. Et deuxièmement, c’est de l’ignorance. Nous refusons de nous confronter réellement au problème de la différence. Il y a un passage très intéressant dans un livre de Paul Cohen, l’historien américain. Paul Cohen affirme que l’Occident se considère comme la culture probablement la plus cosmopolite de toutes. Mais c’est faux. De bien des façons, c’est la plus étroite d’esprit, parce que depuis 200 ans, l’Occident a tellement dominé le monde qu’il n’a pas vraiment eu besoin de comprendre d’autres cultures, d’autres civilisations. Parce que, au final, il pourrait, par la force s’il le fallait, obtenir ce qu’il veut. Alors que ces cultures, quasiment le reste du monde en fait, qui ont toujours été dans une position d’infériorité vis-à-vis de l’Occident, ont ainsi été forcées à le comprendre, à cause de la présence occidentale dans ces sociétés. Et du coup, elles sont au final plus cosmopolites de bien des façons.
Prenez la question de l’Asie de l’Est : le Japon, la Corée, la Chine, etc., un tiers de la population mondiale y vit, et c’est maintenant la plus grande région économique du monde. Et je vous assure que les asiatiques de l’Est connaissent l’Occident bien mieux que l’Occident ne connaît l’Asie de l’Est. Et ceci est tout à fait d’actualité, j’en ai peur. Qu’est-il en train de se passer ? Revenons au graphique du début, le graphique de Goldman Sachs. Ce qui se passe c’est que, de façon très rapide à l’échelle de l’histoire, le monde se retrouve dirigé et modelé, non pas par les vieux pays développés, mais par les pays en voie de développement. Nous avons vu ça avec le G20, qui usurpe la position du G7 ou du G8 très rapidement. Et il y a deux conséquences à cela. Premièrement, l’Occident perd rapidement son influence dans le monde. Il y a d’ailleurs eu un exemple spectaculaire de cela il y a un an : le sommet de Copenhague sur le changement climatique. L’Europe n’était pas à la table finale des négociations. À quand remonte la dernière fois ? Je parierais que c’était probablement il y a 200 ans. Et c’est ce qui va arriver à l’avenir.
La deuxième conséquence c’est que le monde va inévitablement devenir de moins en moins facile à comprendre, parce qu’il sera modelé par des cultures, des expériences, des histoires qui nous sont étrangères ou que nous connaissons mal. Et pour finir, j’en ai bien peur, prenez l’Europe, l’Amérique est légèrement différente, mais les Européens dans l’ensemble, je dois l’avouer, sont ignorants et ne se rendent pas compte de la façon dont le monde change. J’ai un ami anglais en Chine qui m’a dit : « Le continent glisse doucement vers l’oubli. » C’est peut-être vrai, comme c’est peut-être exagéré. Mais il y a un autre problème qui va de pair avec ça : l’Europe est de plus en plus déconnectée du monde, et c’est une sorte de perte du sens du futur. Bien sûr, autrefois, l’Europe commandait le futur par sa confiance. Prenez le 19ème siècle par exemple. Mais hélas ce n’est plus vrai.
Si vous voulez sentir le futur, si vous voulez goûter au futur, essayez la Chine. Voici Confucius âgé. Et voici une gare ferroviaire comme vous n’en avez jamais vu avant. Ça ne ressemble même pas à une gare. Il s’agit de la nouvelle gare de Guangzhou pour trains à grande vitesse. La Chine possède déjà un réseau plus important que n’importe quel autre pays du monde, et il sera bientôt plus important que celui du monde entier réuni. Voici encore autre chose : ce n’est qu’un concept, mais ce concept va bientôt être testé dans une banlieue de Pékin. Il s’agit d’un mégabus qui peut transporter jusqu’à 2000 personnes sur sa plateforme. Il se déplace sur des rails le long d’une route de banlieue, et les voitures passent en dessous. Et il peut aller jusqu’à 160 km/h. Voilà comment les choses vont évoluer, parce que la Chine a un problème très spécifique, différent de celui de l’Europe et différent de celui des États-Unis. La Chine a une énorme population et peu d’espace. C’est donc une solution à une situation où la Chine va se retrouver avec beaucoup, beaucoup de villes de plus de 20 millions d’habitants.
Ok, voici sur quoi j’aimerais conclure : quelle attitude devrions-nous adopter vis-à-vis de ce monde que nous voyons se développer si rapidement sous nos yeux ? Je crois qu’il y aura de bons et de mauvais côtés à cela. Mais je veux défendre avant tout une vision d’ensemble positive pour ce monde. Pendant 200 ans, le monde a été essentiellement gouverné par un fragment de la population mondiale. C’est ce que l’Europe et l’Amérique du Nord représentaient. L’arrivée de pays comme la Chine et l’Inde, qui représentent 38% de la population mondiale à eux deux, et d’autres tels que l’Indonésie et le Brésil, etc. représentent l’acte le plus important de démocratisation des 200 dernières années. Les civilisations et les cultures qui avaient été ignorées, qui n’avaient pas de voix, qui n’étaient pas écoutées, que l’on ne connaissait pas, vont avoir une différente sorte de représentation dans ce monde. En tant qu’humanistes, nous devons assurément embrasser cette transformation. Et nous allons devoir apprendre sur ces civilisations.
Le gros bateau là est celui sur lequel Zheng He a navigué au début du 15ème siècle lors de ses grands voyages en mer de Chine, au sud et à l’est et à travers l’océan indien jusqu’en Afrique de l’Est. Le petit bateau devant est celui dans lequel, 80 ans plus tard, Christophe Colomb a traversé l’Atlantique. (Rires) Et là, regardez de près ce rouleau de soie fabriqué par ZhuZhou en 1368. Je crois qu’ils jouent au golf. Mon Dieu, les Chinois ont aussi inventé le golf !
Bienvenue dans le futur. Merci.